Murièle CAMAC - Une odeur de fiction par Marc Wetzel
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"Prenez n'importe quel grandiose paysage
enlevez-en John Wayne
c'est beaucoup mieux comme ça (...)
C'est plus difficile qu'il n'y paraît
d'éliminer complètement John Wayne
son cadavre va puer de loin" (p.11-12)
La seule ambigüité de ce livre chaleureux, franc du collier et fin, c'est son titre. "Odeur de fiction" embarrasse. On le sait : il n'y a pas, par définition, d'odeur snob (même subtile, une odeur ne fait jamais semblant), méchante (elle n'aime pas nuire, même quand, mauvaise, elle dissuade) ni neutre (une odeur impartiale serait comme une émanation indifférente, voire équilibrée ... or les odeurs fusent et s'insinuent, sans salle d'attente !) - et cette auteure n'est, c'est vrai, ni snob, ni méchante, ni plan-plan. Elle est plutôt agitée, entêtante et offensive, comme une odeur. Mais de fiction ?... Le "léger parfum d'irréalité" promis par ce titre fait défaut ! Par exemple :"Ça va finir par un accident de voiture, ou par un divorce, ou par notre vieillesse./ Si on continue à écouter cette musique-là en roulant" (p.82) C'est donc plutôt ici la voix du réel qui donne de ses nouvelles !
"Les phrases sont des voitures
les phrases sont des filles - elles se maquillent
pour sortir (...)
Les phrases sont de sacrées comédiennes,
elles me font croire à tout" (p.17-18)
Il y a, dans le contenu de son monde (que des extraits feront fidèlement découvrir) au moins trois éléments qui touchent, étonnent et instruisent. D'abord, dans son incessante vadrouille, elle a l'oeil infaillible : la lucidité marche devant, parce qu'elle a le décentrage naturel (pas étonnant : elle voyage pour se décentrer mieux !), comme si elle venait rédiger, authentifier, comme tamponner, ses états-civils successifs à la relativité des choses : elle voit tout de suite les choses comme elles se font, prend les êtres où ils ont à vivre, sent le réel comme elle le devine sur place se comprendre lui-même. "Une odeur de fiction" signifie alors : ce sont certes des histoires, mais je ne m'en raconte pas, je vous signale (et restitue) comment elles se vivent elles-mêmes, voyez plutôt, relisez avec moi. Exemple d'un départ :
"Le temps change de durée.
Hésiter rend moins ordinaire.
Notre lenteur à traduire
est comme un sac supplémentaire" (p.58)
Et, du côté (le seul qui compte) de ce qui est vu et rencontré, voici l'affaire (sans flou jamais, sans merci, sans trahir), toujours comme on peut s'arranger de ce que d'autres doivent, eux, s'arranger d'être, visitant leur tel quel !
"À l'heure d'avoir faim,
on entre dans une cuisine.
On a trouvé quelqu'un
qui cuisine pour les autres.
La patronne a sur le feu
de grandes casseroles pleines.
À l'heure d'avoir faim,
on acquiert vite le vocabulaire (...)
Certains pays nous laissent regarder par leurs fenêtres
la vie de qui y habite
les gens dans les pays habitent des appartements
spacieux et bien éclairés
avec des étagères de livres et des gravures aux murs.
Les gens dans les pays habitent aussi
des garages sans fenêtres avec une télé
une ampoule au plafond et le lit à côté de l'évier
ce ne sont pas ces gens-là qui voyagent (...)
(deux extraits du "Plaisir spécifique du voyage")
Ensuite, il y a, dans cette prose poétique, une constante tonalité qui bouleverse, et qu'on ne peut, je crois, appeler qu'ainsi : l'empathie créatrice. L'auteure comprend si vite et bien ce qu'elle voit qu'elle discerne aussi et aussitôt les forces de destruction et de mort indigènes, le Thanatos exotique, la pulsion de mort en vigueur dans le coin - et, loin de lui en vouloir ou s'en dégoûter et affliger, elle l'assume, lui donne des mots, la latitude inventive, le droit de dépasser du rideau (!) que cela, pour soi-même, n'a sans doute pas ! C'est que les monstres aussi "respirent" (p.97), ont l'intendance fragile et les fins de mois mouvementées.
"Le voyage se fait chez ceux qui sont chez eux. (...)
Pour ceux qui sont chez eux, quel parti prendre
quand un voyageur arrive d'une terre lointaine ?
Vaut-il mieux le nourrir ?
Le tuer ?
Lui faire rebrousser chemin ?
On peut aussi se moquer de sa façon de parler,
lui reprocher sa religion.
On peut vouloir coucher avec lui,
en avoir des enfants.
La question n'est pas aisément tranchée.
Je me mets à leur place "(p.70)
Peu d'écrivains, enfin, ont à ce point l'assurance d'une telle diversité, simultanée, de points de vue - à la fois inépuisable ressource et si fatigante exigence. ("le couple princier descend les marches/ le couple princier descend du singe/ le couple princier descend la poubelle", p.90, ou "La couronne est sexuellement transmissible/ la couronne fait ricaner les insolents/ la couronne s'en fout, elle en a vu d'autres", p.91 etc.) Les "valeurs" affichées ici ou là précisément pour simplifier ou exorciser l'indéfinie guerre des valeurs ne l'impressionnent pas ("Art, ardeur, argent, martyr. Perfection./ Vieilles conneries encombrantes./ Et je ne parle pas de la ...", p.99), et les seuls lieux qui puissent, sans mensonge, restreindre l'indéfinie complexité des accents et des postures lui semblent être ... les lieux officiels du malheur - comme ceux de l'ironique déclassement, de la douce rétrogradation des êtres, et de leur sous-emploi mutuel, comme :
"Vous dites toujours non à tout,
en souriant,
non,
par pédagogie, par réalisme.
Et puis vous m'envoyez travailler en cuisine.
Vous dites toujours non,
mais vous mangez ma cuisine" (p.98)
ou, plus crûment et simplement, l'hôpital - et son intimité maudite :
" J'aurais aimé avoir plus confiance
en mon corps.
J'ai au moins essayé de bien
l'habiller.
J'ai fait en sorte que
vous ne me rejetiez pas. (...)
Vous allez
vous occuper de moi. Ne pas me laisser
lécher mes plaies seule sous un buisson,
ne pas me laisser mourir." (pages 37 à 45, "Jour des morts")
Comme le malheur entêtant, et si discret, des lieux de culte (avec l'odeur de renfermé ici si bien restituée de l'Absolu) :
"Il avait suffi de pas répétés
du glissement de quelques siècles
pour rendre le sol sacré.
Et l'intérieur des voûtes était lissé
par les haleines
comme on imagine l'éternité" (p.48-49)
La fin du recueil, où mère, père, saveurs douces et cruelles d'enfance sont salués in extremis ("aller ramasser des escargots après la pluie/ regarder la préparation des escargots/ trouver cruelle la préparation des escargots/ manger les meilleurs escargots du monde", p.104) touche fort, mais encore autrement, par une sorte de nostalgie bien-comprise, un peu clinique (qui arpente sans illusions ses réels moyens du bord !), mais sans rancune, et rappelle la subtile tendresse d'un Thomas Vinau ou d'une Cécile Holdban, avec une honnêteté tragique qu'on n'oublie plus :
" - saloperie, un grand coup de vent
a tout balayé tout réveillé
me voilà allongée sur le ventre
rapportée par la vague que j'ai été
à chaque réveil ce destin de petite sirène