L’Ours Blanc, printemps 2025, N° 44 par Tristan Hordé
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Au fil des années, avec régularité, L’Ours Blanc propose dans chaque livraison un texte (un seul) plus ou moins long qui, presque toujours, déconcerte le lecteur. Parce que la revue s’est vouée à publier ce qui apporte un point de vue sur la lecture et l’écriture à côté de l’ordinaire des revues, avec comme l’écrivent ses responsables l’« envie d’aborder le champ littéraire comme un espace dont les limites n’ont rien de définitif ni de contraignant. » Ce que propose la dernière livraison correspond bien à ce projet général puisqu’il s’agit de poésie sonore que le lecteur-auditeur peut (pourrait) construire en utilisant les matériaux réunis par les deux auteures. La notice qui présente Cécile Sand (enseignante-chercheuse) indique qu’elle travaille à une audio-écriture pour un film de Natacha Muslera (poète sonore, chercheuse autodidacte et cinéaste) et Stefano Canapa (cinéaste).
La revue s’ouvre avec des dessins qui semblent représenter des montagnes : il s’agit d’une notation pour suggérer les modulations de la voix dans l’interprétation des textes. Une fois admise cette manière de noter la musique vocale, qui ne peut qu’introduire des variations dans l’interprétation, le lecteur peut s’essayer à suivre cette partition dessinée en tenant compte de la durée des différents fragments, notée dans la dernière page, et des conseils qui laissent, eux aussi, beaucoup de liberté. Par exemple, pour la partition 3, cinq minutes et quarante-huit secondes, on lit, « les doigts et les yeux balaient la partition librement ». La durée est comptée et contraignante mais, ici, la voix garde une partie de son autonomie. On comprend que l’ajout d’un enregistrement qui complèterait dessins et texte serait incongru : un choix d’interprétation serait imposé alors que cette audio-écriture devrait être prise en charge différemment à chaque lecture orale/chantée ; pour la partition 7, la légende implique explicitement des interprétations très nombreuses : « pulsation et rythme arrivent par accident ».
Ce qui ne varie pas, ce sont les textes — au moins tels qu’ils sont écrits et lus ; il est probable que des lectures différentes, telles qu’elles sont suggérées, modifieront dans certains cas la signification, et il faut ajouter que certains d’entre eux ne sont pas aisément situables : l’absence de contexte peut entraîner des changements pour l’interprétation. On cherche ce qui peut unifier la soixantaine de textes de contenus très divers et de longueur variée, de trois mots à quatre lignes. Les cinq premiers semblent donner une orientation ; dans l’ordre : évocation du projet par la mention des voix (« mots rauques » et « voix de femmes »), de l’« enregistrement » dont la voix des enfants serait exclue, et de l’absence probable de compréhension de ce qui serait retenu (« langues inconnues ») ; ensuite, brièvement, mention de mouvement, de parfum, de couleur, pour finir par la pleine vue (« je voulais le voir à la lumière »). Ces divers éléments sont repris ici et là dans la suite, sans que d’autres soient exclus.
Un texte, daté (1842), son titre donné et présenté (« Il écrit son premier texte »), suggère une autre unité de l’ensemble. Ce « premier texte » qui rappelle « La loi sur le vol des bois » est de Karl Marx ; une nouvelle mention en est faite plus avant et, lié à cette question, est rappelé ensuite le droit coutumier qui permettait le ramassage du bois. Le lecteur en conclut que tous les textes sur des sujets très variés sont unis par le fait qu’il s’agit de citations ; elles en ont au moins l’apparence et parfois même la forme, posées parfois comme telles avec des guillemets. On repère assez rapidement un fragment de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article maçonnerie) grâce à son écriture et un conte d’Andersen (La petite sirène), puis, avec un peu d’obstination, on retrouve par exemple avec l’internet la présence d’extraits de Gerty Danbury (Silences) et de Rachid Boudjedra (La Prise de Gibraltar) — on suppose que la liste est loin d’être close.
Ces deux possibilités de donner une unité au texte destiné à être oralisé sont complémentaires. Elles apportent, outre une relation forte à la littérature, un caractère particulier à cette audio-écriture en mêlant des fragments historiques et politiques à d’autres tirés de contes, des descriptions à des embryons de textes techniques, etc. Ce qui convainc que cette audio-écriture ne consiste pas (comme certains imaginent la pratiquer) à improviser en étant sur une estrade