Luc Bénazet-Soleils d'artifice par Thomas Dunoyer de Segonzac

Les Parutions

15 nov.
2025

Luc Bénazet-Soleils d'artifice par Thomas Dunoyer de Segonzac

Luc Bénazet-Soleils d'artifice

 

 

Dans Soleils d'artifice, il s'agit d'être le plus clair possible, au sens où Katalin Molnár est très claire, au sens où Artaud est très clair, au sens où ce sont les animaux du zoo, les nuages qui sont clairs. Digestion, fonte, puis évasion générale et très violente de quelque chose. Cette évasion est très rapide, et d'ailleurs je trouve que c'est un livre fait pour être lu très vite, en dévalant les pages, presque en ne prêtant attention qu'aux premières et aux dernières lettres.

C'est le livre de n'importe qui, rien du tout d'un auteur. Dans ce livre comme dans une infinité d'autres livres possibles faits par n'importe qui on trouve ce qu'on dirait si on parlait français sans le savoir, si on parlait du front ou des épaules plutôt que par la bouche. Rien d'héroïque, rien de grand, simplement parler pour faire autre chose que cuire des petits plats de mots.

 

Introduction de quelque chose d'extérieur, d'une forme de trouble : on peut dire ça comme ça, c'est déjà pas mal. Mais honnêtement moi j'ai plutôt le sentiment que c'est depuis quelque chose d'extérieur que ça se passe, depuis un trouble. J'ai cette impression que si des formes géométriques apprenaient à parler le français (des cubes de bois, de boules), elles pourraient avoir envie d'écrire ce livre. (Et là je me souviens aussi de Harms : « Une petite bille sortit du nez d'un petit vieux et tomba par terre. Le petit vieux se pencha pour ramasser cette petite bille. À cet instant un petit bâton lui sortit de l'œil pour lui aussi tomber par terre... »)

 

J'ai cette impression que si on apprenait le français à un singe dans un zoo, à des abeilles, à des morts, elles pourraient écrire toute une partie de ce livre (notamment la partie qui me va droit au cœur, la partie centrale). Le lion dans sa cage a l'œil grand ouvert, et il tombe quand il veut hors de son orbite.

 

À propos de centre : vers le début du livre, on lit : « Le cœur bout ».

 

Le régime d'activité de ce livre, c'est celui d'un cœur en train de bouillir. C'est dans cette vapeur que de multiples séparations ont lieu. Il faut avoir un diamant dans la tête pour exploser le langage des flics qui est partout autour de nous comme la croûte sur le pâté. Toi ce diamant tu le fais cuire dans la vapeur d'un cœur.

 

L'individu a dans lui un feu d'artifice qui ne s'arrête jamais, dont les explosions passent inaperçues (c'est le battement du cœur peut-être ?). Ces explosions dans le corps, c'est ça qui fait que s'ouvre et se ré-ouvre en permanence l'écart entre l'individu et la langue qu'il doit parler. Le battement des explosions dans les viscères, dans la poitrine, c'est la musique de ce qui en explosant éclaire et maintient bien réveillée la séparation entre l'individu et son langage. Il y a un aspect traité des techniques du corps dans les trois parties de Soleils d'artifice.

 

Le dehors du corps est là pour qu'on le traite avec douceur : l'émeute, son maquillage, son carnaval, sa pyrotechnie d'insectes flamboyants, tout cela est envisagé je trouve comme une cérémonie très douce.

 

Le dedans du corps est là pour une affaire très différente, pour exploser et décoller de la langue, pour tomber dans des trous, pour la grande dissolution.

 

Je me souviens d'une infection qui s'était nichée dans mon pied adolescent. Il n'y avait rien de grave. Juste un petit tunnel dans le pied, dévoré par une toute petite infection d'écharde (écharde disparue, dissoute : en petite quantité la chair mange le bois, c'est comme si dans le jeu de pierre-feuille-ciseaux on introduisait une variation : si la feuille est grande elle mange le ciseau, et le ciseau coupe la pierre sous un certain angle, etc).

 

Je vais euphémiser un peu : je me souviens de mon émerveillement quand l'infection soudain
s'était envolée hors de mon pied après des mois à hésiter, dans un geyser, d'un coup tout était sorti et je m'étais dit : « MOBY DICK ME SORT DU PIED ! » C'était comme si le pied s'était mis à parler, c'est une impression très naïve et très joyeuse, et en même temps profondément inquiétante, un discours de la viande et de l'esprit qui essaye de rester clair. C'est un peu ça Soleils d'artifice,

Un essaim d'insectes qui sort du pied, des boyaux. C'est un grand vide très localisé, une petite fistule qui a été creusée dans le langage. Pour paraphraser le voleur de Darien : écrire un livre, c'est un sale métier, mais au moins il le fait salement.

 

Il y a dix ans d'ailleurs ou presque, dans l'anonyme La chute du langage : « Il faudrait, pour que les poètes soient contents, que le langage ressemble à quelque chose. Mais plutôt, le langage est quelque chose comme un crachat. »


Avant de terminer, une petite liste de choses qui remontent à la lecture (comme des débris après un naufrage ou des trucs qui sortent quand la glace fond).

 

Quelque part dans l'Amazonie péruvienne, des esprits supay apparaissent à un chaman sous la forme de lettres animées qui flamboient dans l'espace. Un autre chaman dit : « Un chamane est comme un arbre. Sous certaines conditions, il lui pousse des branches. Ces branches sont ses icaros, ses chants rituels. »

 

Entre mon corps et moi, tout est une histoire de sauts de carpe. Le saut de Descartes à Husserl, hop, le saut de Sophie Podolski hors du signe imprimé, hop. Le plus important : la multitude indénombrable de sauts individuels en dehors du « malheur historique ». Le changement dans les registres.

 

Penser à Villon, à l'argot des coquillards. Pas pour la mythologie de pacotille, mais pour cette persistance d'un en-dehors depuis laquelle certains parlent français. La plupart du temps dans des cafés, dans la rue. Du coup, aussi parfois dans des livres.

 

Penser à Alfred Jarry qui parlait, nous dit-on, comme un automate bizarre : il-par-lait-com-me-ça,

et sans aucune émotion dans le voix. Pendant son service militaire du coup ça a donné quelque chose d'assez spectaculaire.

 

Il est beaucoup question de fantômes. René Crevel est partout : « Au revenant s'oppose le devenant ». Et à l'instant précis où je fini de taper cette ligne je lève les yeux et je vois au-dessus du train un rond parfait dans le ciel formé par une nuée d'étourneaux.

 

Me revient cette mention souveraine à la fin de l'édition du Condamné à Mort de Genet : « Le condamné à mort est paru la première fois hors commerce à Fresnes en septembre 1942. »


Il y a des poissons qui ne remontent jamais au jour : comme ce requin des glaces dont le cœur ne bat presque pas, qui vit des siècles et qui fuit un soleil qui menace de le tuer en faisant bouillir son gras.

 

Christian Dotremont a passé des années à tracer des poèmes dans la neige, qui fondaient eux aussi (les « Logoneiges »). C'est quand il avait un peu lâché l'affaire, laissé tomber l'avant-garde et tout le tralala.

 

En 1974 quand le fascisme a valsé au Portugal et que la révolution a été défaite, il y a eu beaucoup de corps dans les rues, et je me suis souvenu de deux histoires de corps de cette période en réfléchissant à ce que ton livre me faisait : Première anecdote, un acteur de l'époque (Phil Mailer, dans son beau livre édité aux Nuits Rouges) écrit qu'il y avait tellement de monde dehors qu'il n'y avait littéralement plus de place pour le sectarisme dans les rues de Lisbonne les premiers jours. On ne comprenait plus les mots d'ordre, les prises de paroles des petits chefs étaient impossibles à entendre, tout le monde était collé, plus personne n'était disponible pour le baratin. Deuxième anecdote : j'ai entendu un ancien révolutionnaire de 74 raconter qu'il avait compris ce que faiblesse veut dire, qu'il avait compris ce qu'inégalité des forces signifie quand il s'était retrouvé écrasé avec ses camarades de manifestation, collés au sol face à la menace d'une mitrailleuse. C'était la fin de la fête.

 

Russel Hobban a écrit en 1980 un livre que j'adore, Riddley Walker (traduit en français : Enig Marcheur) : c'est l'histoire d'un adolescent qui erre à travers un monde dévasté après l'Apocalypse, racontée par cet adolescent dans une langue qui n'existe pas encore. Tout le livre est écrit dans une sorte d'anglais évolué, obscur, phonétique, qui est censé être l'anglais parlé par les survivants.

Voilà.

 

 

 

 

 

 

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